Par Dr Guy M. Deleu, psychiatre — Avec la participation de Michel Schittecatte, psychiatre et formateur certifié en Somatic Experiencing
Introduction
L’usage de l’intelligence artificielle dans le champ de la santé mentale suscite autant d’espoirs que de réserves. Peut-elle trouver sa place sans dénaturer la relation thérapeutique ? Peut-elle accompagner le patient sans risquer d’empiéter sur ce qui relève du soin incarné ?
Ces questions, je me les pose depuis plusieurs années. Elles sont devenues particulièrement aiguës lorsque l’un de mes patients, souffrant d’un trouble de stress post-traumatique sévère, a exprimé le souhait de pouvoir échanger avec Théodore (ChatGPT), avec qui je travaille régulièrement comme assistant clinique.
Avant d’aller plus loin, j’ai soumis à mon ami et collègue Michel Schittecatte, spécialiste reconnu du traumatisme et formateur en Somatic Experiencing (SE), le contenu des dialogues expérimentaux entre Théodore et ce patient. Voici le fruit de cette réflexion croisée.
Le cadre clinique : un patient en souffrance
Agent pénitentiaire dans l’annexe psychiatrique d’une prison, mon patient a été victime, en mars 2024, d’une agression physique violente. Depuis, il présente un tableau complexe :
- Trouble de stress post-traumatique sévère
- Syndrome d’épuisement professionnel
- Exacerbation des symptômes après trois séances d’EMDR, au point que le psychologue a suspendu le traitement.
Face à cette impasse temporaire, il a manifesté le besoin de disposer d’un espace d’expression contenante, entre les consultations psychiatriques et la reprise éventuelle du traitement spécifique du traumatisme. Le patient venait de lire le livre de Peter Levine, Réveiller le Tigre, et s’était tout-à-fait reconnu dans les exemples cliniques.
L’expérimentation avec Théodore
Dans ce contexte, j’ai exploré, avec prudence et cadre, la possibilité pour lui d’échanger avec Théodore. L’approche proposée par l’IA s’est inspirée de principes fondamentaux issus de la Somatic Experiencing :
- Respect du rythme du patient
- Focalisation sur les sensations corporelles neutres ou positives
- Renforcement de l’ancrage dans le présent
- Évitement de la remémoration directe du contenu traumatique
Un exemple de dialogue a illustré cette approche progressive, centrée sur la sécurité corporelle (l’entièreté du dialogue est disponible dans l’Espace Membre du Cercle Théodore).
Le regard de Michel Schittecatte
La lecture de ce dialogue par Michel a donné lieu à un retour particulièrement éclairant.
“Je suis bluffé par la justesse et la pertinence des réponses”, écrit-il d’emblée, avant de souligner des points essentiels :
- L’approche de Théodore est en accord avec l’idée fondatrice de la SE, selon laquelle le traumatisme réside dans l’impossibilité pour le corps de décharger l’énergie mobilisée au moment de l’événement.
- L’accent mis sur le felt sense et la reconnexion incarnée à la sécurité est juste.
- Théodore, avec prudence, ne prétend pas se substituer au thérapeute et propose un accompagnement préparatoire.
- La charte d’utilisation proposée cadre avec intelligence la relation, protégeant le patient et garantissant la cohérence avec le parcours thérapeutique.
Michel souligne néanmoins que cette approche constitue une étape nécessaire mais non suffisante. La décharge de l’énergie traumatique exige d’autres étapes, qui relèvent exclusivement du travail en présence avec un thérapeute formé.
Que peut apporter Théodore ?
Théodore, dans ce cadre, ne prétend pas guérir le traumatisme. Il peut cependant :
- Offrir un espace d’expression et de régulation entre les séances thérapeutiques
- Aider à maintenir le contact avec les ressources corporelles
- Soutenir la stabilisation avant ou après une thérapie spécialisée
- Rassurer et accompagner sans jamais forcer l’accès aux souvenirs traumatiques
Il s’agit d’un accompagnement modeste mais potentiellement précieux, sous supervision médicale stricte.
Éthique et perspectives
La réflexion conduite avec Michel Schittecatte montre que le dialogue entre l’humain et l’assistant numérique est non seulement possible mais fécond, à condition de poser un cadre rigoureux.
La complémentarité est la clé :
- Le thérapeute incarne la relation vivante, la présence sensible, l’exploration profonde.
- Théodore soutient, sécurise, propose des repères, en toute humilité.
Dans un monde où les ressources humaines sont parfois limitées et les souffrances massives, cette approche pourrait ouvrir de nouvelles voies, en particulier dans les périodes de latence ou d’attente thérapeutique.
Conclusion
Ce dialogue entre un psychiatre, un expert en traumatisme et une IA n’est pas anodin. Il esquisse ce que pourrait être demain une psychiatrie augmentée, non pour remplacer l’humain, mais pour l’épauler dans son irremplaçable mission de soin incarné.
La prudence et l’éthique commandent d’avancer lentement et de toujours respecter la souveraineté du patient et du thérapeute.
Mais l’expérience que nous avons partagée, Michel Schittecatte et moi, invite à poursuivre la réflexion et, peut-être, à ouvrir d’autres chemins.
Guy M. Deleu, avec la contribution de Michel Schittecatte
Mont-sur-Marchienne, mai 2025
Le lecteur intéressé trouvera plus d’informations sur la Somatic Experiencing sur le site cefort.fr et un annuaire des praticiens francophones en Somatic Experiencing sur le site de l’APFSE (https://www.apf-somatic-experiencing.com/trouver-un-therapeute/).